Édition du 31 janvier 2005 / volume 39, numéro 19
 
  L’homme qui prenait sa femme pour une étrangère
Les personnes atteintes de démence sémantique n’arrivent plus à nommer ni les fleurs ni leurs proches

«On a vu le cas d’un enseignant qui ne reconnaissait plus ses voisins, ni les parents d’élèves familiers ni les célébrités. Les seules personnes qu’il pouvait nommer étaient celles qu’il côtoyait de près tous les jours.»

Imaginez une fleuriste qui devient incapable de nommer les fleurs, même les plus communes! C’est ce qui est arrivé à une patiente dont le cas a servi à la description, en 1995, d’un étrange syndrome: la démence sémantique.

«Lorsqu’on lui montrait l’image d’une rose, elle était incapable de dire que c’était une rose. Quand on nommait la fleur, elle était incapable d’en faire la description. Le parfum de la rose ne ravivait pas davantage sa mémoire», relate Sven Joubert, chercheur à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, qui poursuit des travaux sur ce syndrome.

La démence sémantique ne touche que la mémoire associée à une catégorie d’objets en particulier, généralement de nature biologique, alors que les fonctions mnésiques ne semblent pas être affectées dans les autres domaines. Le trouble est causé par une lésion dégénérative du lobe fronto-temporal gauche. Plus la dégénérescence progresse, plus les troubles de mémoire s’étendent.

De façon plus précise, Sven Joubert étudie la forme atypique de cette dégénérescence, celle qui attaque le lobe fronto-temporal droit. Dans ce cas, la démence sémantique porte exclusivement sur les personnes, trouble qui porte le nom d’agnosie des personnes.

«On a vu le cas d’un enseignant qui ne reconnaissait plus ses voisins, ni les parents d’élèves familiers ni les célébrités, indique le chercheur. Les seules personnes qu’il pouvait nommer étaient celles qu’il côtoyait de près tous les jours. Dans un cas plus grave, un homme ne reconnaissait plus sa femme, qu’il prenait pour une étrangère dans sa propre maison.»

On peut accéder aux informations sur une personnes par trois «portes» : la voix, le nom et le visage. chez les patients atteints d'agnosie des personnes, aucune de ces portes ne fonctionne.

Un trouble multimodal

L’existence d’un tel syndrome tend à confirmer l’hypothèse de modules cérébraux dits de biologie intuitive ou de biologie naïve et qui seraient spécifiquement destinés à distinguer les «objets» vivants des objets inanimés et à reconnaitre des personnes.

Le trouble qui nuit au bon fonctionnement de ces modules n’est pas dû à la maladie d’Alzheimer puisqu’il ne s’agit pas du même type de dégénérescence neuronale qui est en cause. Il se différencie également du simple trou de mémoire qui se rapporte aux noms – ou difficulté d’accès aux noms –, vite surmonté dès que le nom est mentionné. Dans la démence sémantique, l’information est perdue, quel que soit le tiroir dans lequel on la cherche.

Si l’on présente, par exemple, une photo de Céline Dion à des personnes âgées sans lésions cérébrales, 94 % vont pouvoir la nommer; si on leur fait entendre sa voix, 82 % réussissent à l’identifier; et si on la nomme, 94 % peuvent associer le nom à sa photo. Dans le cas des patients atteints de démence sémantique atypique, ces taux de réussite sont respectivement de 25, 3 et 46 %.

«Le trouble est donc multimodal et touche à la fois le nom, la voix et le visage, souligne Sven Joubert. Toute l’information relative aux personnes a été détruite et il y a constance dans la perte sémantique.»

Que la performance la plus forte soit associée à la reconnaissance du nom (46 %), cela est attribuable, selon lui, au fait que la mémoire des noms réside dans le lobe temporal gauche, alors que la dégénérescence responsable de la démence sémantique atypique se situe dans le lobe droit, où serait logée la mémoire de la voix et des visages.

Son hypothèse est la suivante: le lobe temporal droit servirait de centre de convergence et d’interprétation d’informations diverses sur les personnes et issues de différentes régions du cerveau. Lorsque ce centre est détruit, les portes d’accès à l’information que sont le visage, le nom et la voix sont bloquées.

La maladie d’Alzheimer

Sven Joubert poursuit ses travaux en utilisant son protocole de reconnaissance des personnes auprès de patients atteints de la maladie d’Alzheimer. «Dans leur cas, le problème de la reconnaissance des gens est plus diffus et provient, dans la phase initiale, de lésions à l’hippocampe, précise-t-il. Plus tard, la dégénérescence s’étend à d’autres régions.»

En observant comment ces patients vont se débrouiller dans la reconnaissance des personnes à partir des visages, des noms et de la voix (ce qui n’aurait jamais été fait jusqu’ici), il estime que l’expérience pourrait permettre de concevoir un outil de diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer – dont l’absence fait cruellement défaut en clinique – ou du moins de distinguer entre elles les diverses démences dues à la dégénérescence neuronale.

Daniel Baril



 
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