Édition du 14 février 2005 / volume 39, numéro 21
 
  Comment deux linguistes ont conquis le monde
Aux midis francophones, Jean-Claude Corbeil parle du Dictionnaire visuel, traduit en chinois et en arabe

Jean-Claude Corbeil. «Ici, c’est l’image qui définit le mot», peut-on lire dans l’avant-propos du Visuel.

Comment nomme-t-on la courroie de cuir qui maintient l’étrier suspendu à la selle? L’étrivière. Et la languette qui fait tourner la turbine hydroélectrique? L’aube. Dans le Dictionnaire visuel, vous trouverez aussi les noms de la plupart des chapeaux que l’être humain a inventés depuis qu’il se couvre le chef: la toque, le canotier, le haut-de-forme, le melon, la casquette norvégienne, la calotte, le panama, le chapka, la cloche, le turban, le tambourin, la cagoule, le bonnet pompon, le bob, la capeline, le suroit, le feutre, le béret. Tout ça avec une illustration des coiffes.

Des mots sur des images. C’est le pari du Visuel de Québec Amérique, l’un des plus retentissants succès de l’édition québécoise: six millions d’exemplaires vendus, plus de 26 traductions dans une centaine de pays. Après trois versions et une multitude de rééditions depuis 1982, la dernière mouture, parue en 2004, inclut les définitions. En plus de montrer et de nommer, le nouveau lexique illustré explique les concepts. Pour l’appareil respiratoire, par exemple, on voit le poumon et ses lobes; on navigue à travers la plèvre pariétale, la cavité plurale et la scissure oblique, mais on s’instruit aussi du sens de ces étrangetés.

Invité à rencontrer les amateurs de mots réunis par le Centre de communication écrite à l’occasion des midis francophones, l’un des auteurs du Dictionnaire visuel, Jean-Claude Corbeil, s’est présenté à l’UdeM le 3 février. C’était pour lui un retour aux sources puisque c’est ici qu’il a fait ses études de maitrise en linguistique avant de poursuivre des études de doctorat à l’Université de Strasbourg.

L’aventure du Visuel commence bien humblement, rappelle-t-il. «Jacques Fortin, l’éditeur de Québec Amérique, me faisait part de sa déception de n’avoir pas réussi à obtenir les droits d’adaptation du What’s What américain. Nous pouvons faire mieux que ça, lui ai-je répondu. L’idée du Visuel était lancée.»

Recherche par thèmes

Dans ce dictionnaire, on ne cherche pas les objets selon un ordre alphabétique, car ils ont été groupés par thèmes. Il y a l’astronomie, la géographie, l’être humain, l’architecture, les vêtements, le jardinage, les communications, les transports, etc.

À l’origine, il y a une volonté de communiquer avec les mots justes à partir des objets de la vie courante. Et une approche pédagogique. Pour M. Corbeil, un ancien professeur de français au collégial, les ouvrages de référence destinés au grand public étaient difficiles à trouver. «À l’époque, nous croyions encore à l’importance de la langue écrite, a-t-il fait remarquer. Nous donnions beaucoup d’exercices de composition à faire. Or, il manquait un type d’ouvrage capable de partir de l’idée pour aller jusqu’au mot. Aucun dictionnaire ne donnait le vocabulaire du vélo, par exemple.»

La première version du Visuel est l’œuvre d’une équipe réduite de linguistes et d’illustrateurs qui réalisent des dessins «à main levée», a raconté M. Corbeil. Celui-ci s’armait de patience et d’un bon couteau X-Acto pour compléter les planches avant l’impression. «Cela prenait un temps fou. Mais tout ce travail en a valu la peine, car la première édition a connu un énorme succès», relate-t-il.

Ce triomphe est lié à l’évolution technologique, et notamment à des logiciels comme Adobe Illustrator, encore populaire de nos jours. «La première traduction du Visuel a nécessité sept mois de travail, se souvient M. Corbeil. Aujourd’hui, on produit une version étrangère en 12 heures.»

Devant la surprise de son auditoire, M. Corbeil précise que, si les partenaires étrangers disposent d’un logiciel compatible avec les bons mots aux bons endroits, c’est une opération plutôt simple que d’adapter son lexique à un marché étranger. Et rien n’arrête Le visuel, qui a été traduit en chinois et en arabe.

Disponible sur cédérom, le dictionnaire est actuellement beaucoup plus populaire dans sa forme imprimée.

Une relève prête

Il est intéressant de connaitre le processus qui a mené les linguistes à choisir les bons mots. Comment savoir que ce que les mécaniciens appellent familièrement exhaust manifold se nomme «collecteur d’échappement»? Ou encore que le jock strap des hockeyeurs est en réalité une «coquille»? «Nous avons consulté les documents des entreprises spécialisées, les modes d’emploi des appareils. C’était beaucoup de travail, mais ce n’était pas insurmontable», observe-t-il.

Pour les termes techniques liés aux sports, ce sont les fédérations nationales ou internationales qui ont servi de références. Au moins neuf fédérations québécoises ont participé à cette lexicographie originale, de même que des organismes comme le Planétarium de Montréal, la Société nationale des chemins de fer français, etc.

Jean-Claude Corbeil a enseigné la linguistique à l’Université de Montréal il y a plus de 30 ans. Il compte revenir à l’enseignement l’automne prochain avec un cours sur l’évolution des politiques linguistiques au Québec. Il est bien placé pour en parler puisqu’il a dirigé l’Office québécois de la langue française. Il a également été secrétaire général du Conseil international de recherche et d’étude en linguistique fondamentale et appliquée, organisme de coopération internationale entre les pays qui font usage du français. Le visuel n’a donc représenté pour lui qu’une «activité de loisir». C’est ce qu’on appelle joindre l’utile à l’agréable.

M. Corbeil affirme avoir renoncé à une partie de ses droits d’auteur afin de permettre le financement d’une équipe permanente qui se consacre aux différentes versions du Visuel. «Je peux mourir maintenant, je sais que le projet va continuer», dit-il avec un sourire.

Mathieu-Robert Sauvé



 
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