Édition du 14 février 2005 / volume 39, numéro 21
 
  Les littéraires se penchent sur l’amour
Les humains croient aimer de façon instinctive, mais l’amour relève plutôt d’une construction culturelle, rappelle Éric Méchoulan

Parfois léger, parfois grave, l’amour revêt différents habits, selon les époques.

Vers 1160, le récit de Pyrame et Thisbé qui «plorent, plaignent chascuns par soi / ne sevent d’eulz prendre conroi» («pleurent, se lamentent, chacun de son côté, ne savent plus ce qu’ils doivent faire») constituerait selon le chercheur Francis Gingras le premier roman associant l’amour et la mort. Il y a dans cette «translation» d’une centaine de vers tirés des Métamorphoses, d’Ovide, deux amants séparés qui expriment leur désir. Inassouvi, celui-ci ne trouvera son aboutissement que dans la mort des protagonistes.

«Ce que les poètes suggéraient, les “romanceors” l’exposent au grand jour: seule la mort des amants peut conjurer la mort du désir», écrit le professeur du Département d’études françaises dans le plus récent numéro de la revue Intermédialités, consacré au verbe «aimer». Deux autres translations des Métamorphoses traitant du mythe de Narcisse et du drame de Philomèle, quelques années plus tard, viendront raffermir cette union désir-mort.

Aux temps médiévaux, cette idée de l’amour qui s’achève dans le sang marque une rupture avec le sentiment léger des troubadours qui parcouraient les campagnes en chantant et en dansant. L’union d’Éros et de Thanatos semble bien solide puisque c’est là, encore de nos jours, un des thèmes préférés des scénaristes d’Hollywood.

La petite révolution de la littérature se déroule également dans la narration, qui remplace en quelque sorte la musique des poètes. «En devenant la voix désincarnée du conteur, voire du conte lui-même [...], le romancier prend le risque de la mimesis: c’est-à-dire celui de donner un corps aux voix du désir, de les soumettre aux rythmes du temps, et donc à la mort, écrit Francis Gingras. Les premiers romanciers l’ont fait en toute conscience.»

Des animaux passionnés

Celui qui a dirigé la publication, Éric Méchoulan, explique le choix de ce thème pour le quatrième numéro d’Intermédialités. «L’amour est un thème qui fascine tout le monde, explique le directeur du Département d’études françaises. Peut-être pour cette raison, on l’oublie dans le discours savant. Dans le milieu de l’enseignement, on a tendance à rechercher des thèmes objectifs. Or, rien n’est plus subjectif que l’amour.»

Seul animal à dissocier l’acte reproducteur et la recherche de la jouissance (et à subir les perversions qui en découlent), l’Homo sapiens croit aimer de façon instinctive. Pourtant, indique M. Méchoulan, l’amour relève d’une construction culturelle et historique très puissante. «Les Grecs de l’Antiquité, par exemple, n’aimaient pas leur femme», rappelle-t-il. L’amour entre deux conjoints était une situation décriée par l’idéologie dominante. L’amour se vivait forcément en dehors du lit conjugal, notamment par des relations homosexuelles.

Pourquoi ce thème, «Aimer», plutôt que son carburant indissociable, le désir? «Dans une certaine mesure, écrit M. Méchoulan dans sa présentation, le désir n’a pas d’histoire, alors que l’amour, qui en mobilise l’énergie dans des figures de séduction, dans des usages de civilité ou dans des rituels de perversion, n’existe que dans et par l’histoire. Aimer est toujours une affaire de technique, depuis l’érudition minutieuse des corps dans les grandes manœuvres du sexe (dont la Chine et l’Inde anciennes ont fait de prodigieux traités) jusqu’aux mises en scène illusoires de l’amour-propre ou vertueuses de la charité, en passant par l’amour des signes dont la courtoisie médiévale, la galanterie classique, le roman réaliste et le cinéma contemporain, chacun à leur manière, ont fait un véritable médium de communication. Il faut, en effet, le souligner: aimer n’a rien de naturel, c’est une invention des hommes.»

Ce qui l’a surpris, poursuit le chercheur au cours d’un entretien avec Forum, c’est la diversité des contributions qui figurent dans ce numéro de 191 pages. «Il y a une grande variété de points de vue sur l’amour, tant dans la littérature que dans le cinéma, le photomontage», se félicite-t-il.

Comme le veut sa vocation, la revue du Centre de recherche sur l’intermédialité a fait appel à des chercheurs de différents horizons. On trouve parmi les auteurs des professeurs et des étudiants de l’Université de Montréal: Francis Gingras, Andrea Oberhuber et Marion Froger. L’artiste invité, André Habib, est lui-même étudiant au doctorat en littérature comparée. De plus, l’équipe a pu compter sur la collaboration de deux chercheurs étrangers de renom: le philosophe Jean-Luc Nancy, de l’Université Marc-Bloch de Strasbourg, et Delphine Denis, professeure de langue et littérature françaises du 17e siècle à l’Université Paris Sorbonne-Paris IV.

Mathieu-Robert Sauvé

Collectif sous la direction d’Éric Méchoulan, Intermédialités: histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, no 4, Aimer, automne 2004, Centre de recherche sur l’intermédialité.



 
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