Édition du 21 mars 2005 / volume 39, numéro 25
 
  Autour de Claude Ryan
Les excès de la modernité ont eu des conséquences néfastes sur le Québec

Guy Rocher

«Si Claude Ryan avait été indépendantiste, le Québec serait indépendant depuis longtemps», estime le sociologue Guy Rocher. Il exprimait cette opinion au colloque «Ruptures et continuité de la société québécoise: trajectoires de Claude Ryan», tenu les 9 et 10 mars à Outremont sous le patronage de la Faculté des études supérieures (FES) et de la Faculté des arts et des sciences (FAS).

En accordant tant de pouvoir à la pensée de l’éditorialiste et homme politique québécois mort l’an dernier, l’éminent sociologue laissait entrevoir à la fois de l’agacement et du respect à l’égard de son héritage intellectuel. Si l’on devait donner une note à M. Ryan pour l’ensemble de sa carrière, a résumé M. Rocher, ce serait «un A+... ou un F pour failed». Selon le point de vue où l’on se place.

Moins sévère, l’ancien ministre péquiste Joseph Facal considère que, des trois Claude Ryan (le militant de L’Action catholique, le rédacteur en chef du Devoir et le politicien), l’éditorialiste aura apporté à ses contemporains la contribution la plus précieuse. Quant à son ambigüité politique, elle reflète assez bien l’âme québécoise. Celle-ci hésite depuis toujours entre un fédéralisme affirmé, un fédéralisme mou et l’indépendance. Après avoir rappelé que M. Ryan a incité ses lecteurs à voter pour le Parti québécois en 1976, il a loué son caractère entier, sans compromis. «Il y a de la place dans nos journaux pour le commentaire politique de la trempe de celle de Claude Ryan», a laissé tomber M. Facal.

Pour Joseph-Yvon Thériault, professeur de sociologie à l’Université d’Ottawa, Claude Ryan aura été une «anomalie» dans le Québec des 40 dernières années. Son attachement au catholicisme le plus conservateur, par exemple, avait une connotation étrange en pleine Révolution tranquille. Mais le plus étonnant, selon M. Thériault, aura été son attachement acharné au fédéralisme, «alors que tout son parcours aurait dû le mener au souverainisme».

Joseph-Yvon Thériault

Y a-t-il un fil conducteur?

Bien que les trois conférenciers aient accepté de livrer brièvement leur évaluation de la carrière de Claude Ryan (à la demande de Forum), leur contribution au colloque ne prévoyait pas, à priori, ce type de jugement sur M. Ryan. Les trois grands sociologues étaient plutôt là pour répondre à la question suivante: y a-t-il un fil conducteur dans la société québécoise depuis l’après-guerre?

Pour Joseph Facal, professeur invité à HEC Montréal, c’est notre regard négatif sur nous-mêmes, saturé d’autodénigrement, qui est le plus significatif pour qualifier les 50 dernières années de notre histoire. «Nous tenons là, je crois, le fil conducteur que nous cherchons. Toutes les sociétés s’interrogent sur le pourquoi et le comment de leur trajectoire historique. Mais au cœur de la vie intellectuelle et politique québécoise se loge une conscience aigüe de la fragilité de notre nation, dont nous cherchons à nous dégager progressivement et dont on ne trouve évidemment pas l’équivalent chez les Américains ou les Français», peut-on lire dans les actes du colloque, que l’organisateur, Michel Brûlé, professeur au Département de sociologie, a réussi à publier avant même le lancement des débats.

M. Facal, qui est titulaire d’un doctorat en sociologie de la Sorbonne, en appelle à une nouvelle représentation de nous-mêmes, expurgée de cette autocritique trop sévère. «Parmi les tâches intellectuelles à l’ordre du jour, a conclu le conférencier, il faut donc continuer à développer une vision plus équilibrée de notre passé afin de mettre à jour une conscience plus juste de nous-mêmes, qui marginalisera pour de bon nos réflexes d’autodénigrement.»

Guy Rocher voit plutôt le fil conducteur dans la «vive tension entre deux “forces” opposées: d’une part, la force d’attraction de ce que j’appellerai la nordaméricanisation et, d’autre part, une force de défense et d’affirmation d’une identité québécoise singulière». Cette tension s’illustre en particulier dans la fâcheuse tendance, tant chez les élites que dans les médias, à nous comparer avec l’Ontario. «Surtout depuis la Seconde Guerre, l’Ontario a été et demeure pour le Québec à la fois le concurrent, le référent et le principal terme de comparaison, parfois le modèle et parfois le contremodèle, dans la course en avant à la modernité.»

Face à la montée de la marée culturelle nord-américaine, le Québec doit donc relever le défi de la préservation de son identité.

Joseph Facal

La rupture comme fil conducteur

Joseph-Yvon Thériault perçoit les choses différemment. À son avis, la seule continuité au cours du dernier siècle est «l’idée de rupture». En niant leur passé à partir de la Révolution tranquille, les Québécois sont «redevenus» le peuple sans histoire qu’avait décrit lord Durham dans son célèbre rapport. Citant Fernand Dumont, Marcel Rioux et Gérard Bouchard, dont les idées semblent converger sur ce point, M. Thériault juge que cet excès de modernité a eu des conséquences sur la conception que les Québécois nourrissent à l’égard d’eux-mêmes. Cela aurait contribué à leur anomie identitaire.

«L’anomie est une forme de dilution du lien social provoquée par la difficulté de la société – de la conscience collective ou du lien social – à socialiser l’individu, a dit le titulaire de la Chaire Identité et francophonie de l’Université d’Ottawa. La tendance anomique des sociétés modernes, lorsque non atténuée par des formes nouvelles de solidarité, consiste à produire de la désorganisation sociale. Au Québec, maints indices tendent à démontrer une présence particulièrement aigüe d’anomie.»

Avec la collaboration d’une douzaine d’experts, le colloque a permis d’explorer d’autres «trajectoires de Claude Ryan», notamment son engagement dans les mouvements catholiques de l’après-guerre et dans l’éducation aux adultes. Même si plusieurs communications présentées – notamment celle de Denis Monière, professeur au Département de science politique – se rapportaient à sa contribution à la vie politique, c’est de l’éditorialiste qu’on semble le plus s’ennuyer.

Environ 135 personnes s’étaient inscrites à ce colloque thématique portant sur une personnalité non universitaire, une première en son genre pour l’Université de Montréal. «Claude Ryan est de ceux qui ont œuvré et réfléchi à notre entrée dans la modernité, écrivent les deux pères de cette rencontre, les doyens Louis Maheu (FES) et Joseph Hubert (FAS). Il appartient à la génération des personnes d’action et de réflexion qui ont fait des choix, développé des projets sans faire table rase de l’itinéraire collectif antérieur.»
Il n’est pas exclu que d’autres rencontres, dans une série intitulée «Québec: d’hier à demain», soient organisées au cours des prochaines années.

Mathieu-Robert Sauvé



 
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