Édition du 18 avril 2005 / volume 39, numéro 28
 
  Renseignements policiers : le Québec est déficient
«Il n’existe aucune formation agréée et crédible dans le domaine des renseignements de nature criminelle», selon Frédéric Lemieux.

Le nombre d’organismes policiers est passé de 137 à 42 en 2002, à la suite des fusions municipales.

9 juin 1993: le Canadien de Montréal remporte le sixième match décisif de la coupe Stanley. La foule est en liesse. Au total, 115 arrestations sont effectuées par le Service de police de la Ville de Montréal. Mais l’effectif policier est insuffisant pour contenir les amateurs de hockey massés à l’extérieur de l’enceinte qui poussent leur enthousiasme jusqu’à allumer des feux de joie, grimper sur les lampadaires et fracasser des vitrines de magasins. Des dizaines de millions de dollars de dommages sont causés aux commerces situés sur les rues adjacentes à l’ancien Forum.

Selon Frédéric Lemieux, professeur à l’École de criminologie, l’incident n’aurait pas dû connaitre un tel débordement. «Il y a eu un manque de compétence de la part des intervenants chargés d’élaborer les stratégies d’intervention, affirme-t-il. Ce type de rassemblement ne constitue pas un phénomène social nouveau et l’on aurait dû être en mesure de prévoir des mécanismes de surveillance et de planifier des scénarios d’intervention afin d’assurer la sécurité publique.»

Le public ne voit qu’une partie du travail du policier.

L’émeute de 1993 n’est pas le seul évènement où l’action policière a connu des ratés faute d’un échange efficace avec les renseignements de nature criminelle. La crise amérindienne de 1990 et l’affaire des frères Matticks, deux trafiquants de drogue notoires, témoignent des défaillances des services de renseignements au cours de la dernière décennie, selon le criminologue. Il estime d’ailleurs que le problème ne se limite pas au Québec. «Que ce soit ici, à Toronto, avec l’enquête sur le meurtrier Paul Bernardo, ou en Belgique, avec le pédophile Marc Dutroux, on note une certaine incapacité des services de police à s’adapter à l’évolution de l’environnement criminel», lance-t-il en demandant instamment aux corps policiers du Québec de revoir en profondeur leurs façons de procéder à la collecte, l’analyse et la diffusion des renseignements de nature criminelle.

C’est en s’inspirant de ces exemples et des propos recueillis au cours d’un séminaire présenté à l’Université de Montréal sur la formation en renseignements que le professeur Lemieux a dressé un portrait de la situation des renseignements sur les activités criminelles au Québec. Dans un article publié en janvier 2005 dans le Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice, il décrit notamment les compétences requises pour l’exécution de cette fonction policière et les efforts déployés dans le but d’élaborer une formation universitaire adaptée aux besoins des services de renseignements. 

Implantation déficiente

Depuis 2001, les fusions municipales ont forcé le regroupement des forces policières. «Concrètement, le nombre d’organismes policiers est passé de 137 en 1999 à 42 en 2002, désormais répartis selon six niveaux de services déterminés en fonction du nombre d’habitants à desservir sur le territoire», indique Frédéric Lemieux. Par exemple, le niveau 1 (50 000 habitants et moins) exige des corps de police peu de services spécialisés alors que le niveau 6 est réservé à la Sûreté du Québec. Avec plus de un million d’habitants, Montréal est la seule ville de la province de niveau 5.  

«Cette restructuration de la carte policière et le rehaussement de la prestation des services impliquent une amélioration des relations entre les différents intervenants responsables de la sécurité publique qui, selon la Loi concernant l’organisation des services policiers, doivent mettre en place des unités de renseignements de nature criminelle», souligne le chercheur.

Le professeur Lemieux estime que les renseignements relatifs aux activités criminelles n’ont pas semblé, jusqu’à récemment, être une préoccupation centrale des corps de police québécois. «Vous savez, l’information disponible sur le terrain est extrêmement variable d’un service de police à l’autre, car l’activité de renseignement n’est pas implantée uniformément dans tous les corps policiers», déclare-t-il. À son avis, la seule manière de réussir à suivre l’évolution des groupes criminels malgré les ressources limitées de la police est de former des spécialistes en renseignements criminels stratégiques.

La demande pour une main-d’œuvre qualifiée et compétente dans ce domaine est grande, admet Frédéric Lemieux. Mais deux problèmes ralentissent le déblocage de la situation. «Il faut d’une part former des civils et des policiers intéressés par l’activité des renseignements de nature criminelle, généralement perçue par ces derniers comme une “job de bureau” peu valorisante. D’autre part, il n’existe pour l’instant aucune formation agréée et crédible dans ce champ d’expertise», déplore le criminologue.

De bagarreur à professeur

Adolescent turbulent – «ma mère a gagné son ciel» –, Frédéric Lemieux aimait se bagarrer et aurait pu mal tourner, comme on dit. Mais le destin en a décidé autrement. Après un mémoire de maitrise sur la corruption policière au Québec, il poursuit des études doctorales à l’École de criminologie, qui l’engage comme professeur en 2002. En plus de ses travaux de recherche et des cours qu’il donne au premier cycle, il a récemment collaboré à un projet de formation adapté aux besoins des services de renseignements sur les activités criminelles (voir l’encadré).

Ce programme universitaire unique au Québec comblera les lacunes révélées par au moins trois études sur le système policier québécois. Les rapports Bellemare, Corbo et Poitras concluaient en effet que la scolarité des policiers méritait d’être haussée. Actuellement, à peine 10 % du personnel du Service de police de la Ville de Montréal possède un diplôme universitaire de premier cycle. Selon le professeur Lemieux, «la formation universitaire non seulement permettra une standardisation des procédés, mais elle pourrait également renforcer l’imputabilité des corps policiers et accroitre la rigueur de leur gestion comme service public».

Une façon pour les policiers de tirer le maximum de connaissances de l’Université de Montréal.

Dominique Nancy

Microprogramme en renseignements de nature criminelle

Les quelque 13 000 policiers et 60 000 agents de sécurité en exercice au Québec qui s’intéressent aux renseignements sur les activités criminelles seront heureux d’apprendre qu’un microprogramme universitaire de premier cycle a été conçu pour leurs besoins en formation continue.

«Cette formation s’adresse également aux civils qui voudraient travailler dans les services de renseignements de nature criminelle, affirme Frédéric Lemieux, qui a collaboré au projet. Mais elle ne donnera pas accès à la profession de policier; seul le passage à l’Institut de police de Nicolet peut y conduire», précise le professeur de l’École de criminologie. 

C’est à partir de son programme de baccalauréat spécialisé en sécurité et études policières que l’École offrira aux futurs analystes un certain nombre de cours couvrant des domaines tels que les formes particulières de crimes, l’analyse criminelle, l’introduction aux méthodologies quantitatives et les renseignements.

«Une fois leur formation achevée, ils réaliseront plusieurs “activités d’intégration” élaborées par l’École nationale de police du Québec. Ces activités permettront entre autres l’application de leurs connaissances notamment dans l’analyse de dossiers d’enquête. Ils pourront aussi être plongés dans un environnement virtuel qui leur donnera un avant-gout de leurs conditions de travail. Finalement, la formation se terminera par un travail pratique sous la forme d’un rapport d’analyse. Des séminaires intensifs portant sur des problématiques criminelles de pointe sont aussi prévus. Ces activités de transfert de connaissances ont pour objectif d’offrir une formation spécialisée et d’informer ponctuellement les experts en renseignements de l’évolution des menaces ou des spécificités des phénomènes criminels émergents», fait valoir le professeur Lemieux.

Ce programme, mis au point par l’École de criminologie de l’UdeM, l’École nationale de police du Québec et le Service du renseignement criminel du Québec, devrait être implanté dans les prochaines années.

D.N.



 
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