Hebdomadaire d'information
 
Volume 40 - numÉro 1 - 29 août 2005
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

Nos émotions sont-elles innées ou culturelles?

Certaines personnes éprouvent une peur irraisonnée des araignées, même si, dans nos contrées, aucune classe d’araignées ne présente la moindre menace

Christine Tappolet

Qui un jour n’a pas été saisi de frayeur, au cours d’une promenade en forêt, à cause d’un inoffensif oiseau qui prenait son envol? On a beau savoir qu’il n’y a pas de lion ni d’ours embusqués dans nos parcs urbains, cette réaction de peur demeure incontrôlable.

Et que dire de la peur des araignées ou des serpents? Ce sentiment, viscéral pour plusieurs, n’est pas fondé sur l’expérience personnelle puisque aucune espèce de ces classes d’animaux dans notre environnement immédiat ne constitue un danger.

«Des faits de ce genre, qui relèvent de ce qu’on appelle des émotions irrationnelles, ont donné naissance à la théorie de la modularité des émotions», signale Christine Tappolet, professeure au Département de philosophie. Selon ce modèle théorique, les émotions sont engendrées par des modules neurologiques distincts sur lesquels la volonté n’a que peu ou pas de prise. «Comme dans les illusions perceptuelles – deux lignes de même longueur, par exemple, nous paraissent différentes si les pointes de flèche à leurs bouts sont renversées –, ce que nous savons ou pensons n’a pas d’impact sur ce que le module perceptuel conclut», ajoute la philosophe.

Sur la base de cette analogie, la théorie de la modularité des émotions se fonde également sur le caractère rapide, instinctif, spécialisé, transculturel et parfois inné de la plupart de nos émotions. Pour les tenants de ce modèle, le système s’explique par la sélection naturelle: les émotions primaires sont des réflexes de survie, héritées du temps où leur décodage «instinctif» était indispensable à la communication entre deux personnes.

Mais ce modèle est contesté. Un colloque tenu du 5 au 7 mai dernier, organisé par Christine Tappolet et Luc Faucher (UQAM), a fait le tour de la question afin de vérifier si l’exemple du module perceptuel pouvait servir de modèle pour expliquer les émotions.

Constructionnisme et plasticité

À l’opposé des «modularistes» se trouvent les constructionnistes sociaux, pour qui le concept culturel d’une émotion est l’élément déterminant dans le senti émotif. «Cette approche repose sur le fait que toutes les cultures ne distinguent pas les émotions de la même façon, poursuit Christine Tappolet. Ainsi, en japonais, il existe un mot pour désigner l’état agréable de dépendance envers une autre personne: amae. Nous n’avons pas de mot équivalent en français. Pour les constructionnistes sociaux, si le concept de colère n’existait pas, il n’y aurait pas de colère mais seulement des réactions inarticulées de rage et de frustration.»
Toutefois, la philosophe reconnait qu’il n’est pas nécessaire de pouvoir nommer un état pour le ressentir. Le concept défini par la culture permet de cerner un état, mais il ne le crée pas.

«Un consensus s’est dégagé du colloque sur des positions intermédiaires, indique la professeure. Même si les émotions présentent des caractéristiques modulaires, elles ne reposent pas sur des modules au sens strict du terme comme ceux qui sont à l’œuvre dans la perception visuelle. Les émotions ne sont pas entièrement cloisonnées et sont influencées par les croyances et la culture.»

La professeure, qui se préoccupe des conséquences qu’un modèle déterministe pourrait avoir sur la psychologie morale et l’éthique, se situe dans le camp de la théorie du système développemental, où les émotions sont considérées comme une combinaison d’éléments biologiques en interaction avec l’environnement. On parle ici de modules cognitifs qui laissent une place à l’influence sociale et à l’éducation.

«La timidité, par exemple, peut finir par disparaitre dans un environnement propice à son contrôle. La peur est déterminée par des éléments biologiques, mais on peut apprendre à avoir peur d’une chose en particulier. Pareil avec l’agressivité que l’enfant apprend à maitriser.»

Constellation

L’une des vedettes du colloque, le psychologue James Russell (Université de Boston), utilise l’analogie de la constellation pour décrire le fonctionnement émotif: comme une constellation est composée d’objets réels rassemblés arbitrairement, les émotions sont des sentis réels, mais qui peuvent résulter d’un assemblage arbitraire combinant divers éléments selon les situations.

La peur des ours et la peur d’un échec à un examen ne provoquent pas les mêmes réactions, donne-t-il à titre d’exemple. «Ce que ces émotions ont en commun, ce n’est pas d’activer un même module, mais seulement le fait que nous les classons dans la même catégorie à cause de leurs ressemblances à différents niveaux», explique Christine Tappolet.

La position nuancée du philosophe et bioéthicien Louis Charland (Université de Western Ontario) représente bien la théorie développementale, considérée comme un compromis: à la question «les émotions sont-elles modulaires ou non?» celui-ci répond: «Ça dépend de quoi on parle.» Certaines le sont plus que d’autres, mais il y a un évident biais cognitif dans l’interprétation de ce qui nous arrive. Quelqu’un en dépression interprètera négativement tout ce qui lui arrive. La honte et la culpabilité ont pour leur part une forte teneur culturelle alors que les phobies sont quasi imperméables à la rationalisation.

Pour la professeure Tappolet, les émotions seraient donc plus plastiques que ce que la théorie évolutionniste du cerveau modulaire affirme. «Il y a une part de déterminisme, mais elle n’est pas aussi forte que ce qu’on a prétendu», affirme-t-elle.

En fait, la théorie développementale, qui porte sur le comment, n’est pas vraiment en contradiction avec une interprétation évolutionniste, qui porte sur le pourquoi ou sur les causes lointaines et adaptatives de nos habiletés. Toute la question semble donc être de savoir jusqu’où va la plasticité modulaire des émotions.

Daniel Baril

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