Hebdomadaire d'information
 
Volume 40 - numÉro 12 - 21 novembre 2005
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

ll y a trois millions d’années, dans la savane africaine

L’anthropologue Michelle Drapeau fait parler les restes d’un australopithèque

Moulage de la mâchoire inférieure de Lucy, proche parente de A.L. 438-1 mais plus vieille de 200 000 ans.

Une partie de mandibule, un fragment d’os frontal, deux cubitus, trois métacarpes, un morceau de clavicule, un humérus et un radius. Ces quelques ossements qui tiennent dans une boite à chaussures sont tout ce qui reste d’un australopithèque – désigné sous le numéro A.L. 438-1 – qui a vécu il y a trois millions d’années là où se trouve aujourd’hui le rift africain d’Éthiopie.

«C’est un australopithecus afarensis de la même espèce que Lucy», déclare Michelle Drapeau, du Département d’anthropologie. La professeure a participé à l’analyse de ces ossements découverts en 1994 par Donald Johanson, l’un des codécouvreurs de Lucy. Le résultat de ses analyses était publié dans le Journal of Human Evolution de juin dernier.

Le terme afarensis vient de la région de l’Afar, en Éthiopie, où les ossements de cette espèce ont été retrouvés et où Michelle Drapeau a passé deux mois en 2000. Bien que les ossements de A.L. 438-1 soient très peu nombreux, ils n’en constituent pas moins une mine inestimable de données que les anthropologues réussissent à faire parler pour reconstituer le portrait de nos lointains ancêtres. Même une dent peut en dire long sur le mode de vie d’une espèce.

Une espèce polygyne

L’une des premières questions à laquelle les travaux de la professeure Drapeau apportent un élément de réponse est de savoir s’il y avait une seule ou deux espèces d’australopithèques dans cette région du monde il y a trois millions d’années.

«On a découvert des ossements de petits et de grands individus et certains ont émis l’hypothèse que deux espèces vivaient sur le territoire», souligne Mme Drapeau.

Comme les chercheurs ne disposent que de squelettes incomplets, la différence de taille est établie entre autres à partir de la dentition. L’usure des molaires permet de déterminer l’âge de l’individu; à âge égal, on observe une variation importante de la taille des canines.

Mais comme on trouve les individus petits et grands sur les mêmes sites, Michelle Drapeau est portée à penser qu’il s’agit de la même espèce même si les ossements sur lesquels elle a travaillé sont de 200 000 ans plus récents que ceux de Lucy.

À son avis, la différence de taille est attribuable au dimorphisme sexuel, les mâles étant plus grands que les femelles. Il est maintenant bien établi que Lucy était une femelle, alors que A.L. 438-1 est considéré comme un mâle en raison de la grandeur de sa mandibule. Si le dimorphisme est dû au sexe, ceci permet de penser que l’espèce était polygyne, c’est-à-dire qu’un mâle contrôlait plusieurs femelles pour la reproduction, comme c’est le cas chez les gorilles.

«Plus le dimorphisme sexuel est grand, plus la compétition entre mâles est forte pour s’accaparer les femelles», précise l’anthropologue. Ce sont en fait les plus costauds qui réussissent à se reproduire, ce qui, à la longue, entraine une différence de taille entre les mâles et les femelles.

«Et lorsqu’on note une réduction du dimorphisme au sein de la même espèce, ceci indique que l’espèce a peut-être évolué vers des groupes sociaux multimâles et multifemelles où il y a moins de contrôle», ajoute-t-elle. C’est le cas chez les bonobos.

Une espèce bipède

La bipédie de l’Australopithecus afarensis a longtemps été une question controversée. L’étude des membres supérieurs de A.L. 438-1 tend à montrer que l’espèce avait totalement abandonné la vie arboricole.

«L’avant-bras est court tandis que celui des espèces arboricoles est long, explique Michelle Drapeau. Les os de la main – les métacarpes – sont plus courts que ceux des chimpanzés, ce qui montre que les afarensis pouvaient moins bien s’agripper aux branches des arbres. De plus, un des os de l’avant-bras, le ulna [cubitus], est droit alors que celui des espèces arboricoles est courbé afin de laisser de la place à une musculature plus forte.»

L’articulation du coude est intermédiaire entre celle des grands singes et celle de l’espèce humaine, ce qui est un autre indice d’une musculature plus réduite que celle demandée par l’arboricolisme. Tous ces éléments font dire à l’anthropologue que l’australopithèque afarensis n’était plus adapté à la vie arboricole et se déplaçait debout. «Il pouvait grimper aux arbres comme nous aussi pouvons le faire, mais ce comportement n’était surement pas habituel», dit-elle.

Par ailleurs, l’analyse du pouce révèle que cette espèce possédait des habiletés liées à la manipulation fine et plus développées que celles des grands singes actuels, mais moins développées que celles des humains.

Un avantage sous le soleil du midi

Un autre sujet de questionnement chez les évolutionnistes est l’utilité même de la bipédie: quel est l’avantage adaptatif qui, à l’origine, a fait que cette habileté a été retenue par la sélection naturelle?

Comme la bipédie facilite les déplacements et le transport de nourriture, certains ont proposé qu’elle a ainsi permis aux mâles de subvenir aux besoins des enfants par un apport accru de nourriture, ce qui aurait du même coup amené les femelles à engendrer plus d’enfants. Ce scénario va de pair avec un contrôle des femelles par le mâle pour assurer la paternité des enfants dont il est le pourvoyeur.

Mais Michelle Drapeau croit que la bipédie a surtout permis d’exploiter la niche écologique de la savane en plein midi, un temps où les autres animaux se reposent à l’ombre. «La station debout réduit l’exposition au soleil et maintient le corps plus éloigné du sol chaud, indique-t-elle. Nos glandes sudoripares, dont les autres animaux sont dépourvus, facilitent aussi l’exposition au soleil.»

Ces éléments auraient ainsi permis aux australopithèques de profiter d’un moment d’accalmie pour se livrer à la cueillette, à la chasse ou au charognage en étant moins affectés par le soleil. Et l’habileté aurait été conservée par le genre Homo, qui allait bientôt leur succéder.

Daniel baril

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