Hebdomadaire d'information
 
Volume 40 - numÉro 30 - 15 mai 2006
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 Archives de Forum

Ivar Ekeland, ou les mathématiques appliquées à l’humanisme

Pour le célèbre mathématicien, ce monde n’est que l’un des mondes possibles

Dans un univers quantique, Ivar Ekeland pourrait en même temps boire et ne pas boire son café.

Vivons-nous, comme le pensait le philosophe Leibniz, dans le meilleur des mondes possibles? Cette question, vieille comme le monde, le mathématicien Ivar Ekeland l’a remise à la mode du jour au cours de son passage à l’Université de Montréal.

Directeur du Pacific Institute of Mathematical Science (PIMS), logé à l’Université de la Colombie-Britannique, bien connu dans le milieu scientifique pour ses chroniques dans le magazine Pour la science, Ivar Ekeland présentait, le 4 mai, la deuxième conférence publique de la série Les Grandes Conférences du Centre de recherches mathématiques (CRM).

Le principe de moindre action

Le conférencier avait choisi comme thème le sujet de son dernier volume de vulgarisation – Le meilleur des mondes possibles (Seuil, 2000) –, dans lequel il discute la croyance en une règle de base qui ferait en sorte que le monde ne pourrait être autrement que ce qu’il est. Son point de départ: le «principe de moindre action», postulé par le mathématicien français Maupertuis dans les années 1740 et qui croyait ainsi avoir résolu la question.

«Selon ce principe, la nature choisit, parmi tous les mouvements possibles, celui qui minimise l’action, a expliqué Ivar Ekeland. Pour Maupertuis, l’action découlait d’un réservoir de possibilités, mais le monde était un moteur conçu pour économiser le carburant.»

Cette vision analogique reposait en fait sur l’observation. En physique, par exemple, la lumière se propage en ligne droite et est réfractée par l’eau ou le verre parce qu’elle opte pour le chemin le plus rapide. Maupertuis y voyait l’œuvre de Dieu; ce monde était le meilleur possible parce qu’il était le seul possible.

Selon le mathématicien, le principe de moindre action, reformulé à la lumière des lois actuelles de la physique, a une certaine validité mais en physique classique seulement; en physique quantique et en cosmologie, il ne tient plus. «En physique quantique, deux univers parallèles simultanés issus d’une bifurcation sont possibles. L’état de la matière peut aussi être régi par le hasard dans un monde où l’entropie est croissante.»

Un monde parmi d’autres

Ce monde ne serait donc que l’un des mondes possibles? «Il pourrait être autre chose», a convenu le mathématicien philosophe. Cela devient évident lorsqu’on passe de la physique à la biologie et de la biologie à l’histoire des sociétés humaines.

«En biologie, la sélection naturelle est un processus aveugle fondé sur des mutations génétiques aléatoires qui font qu’un individu peut être mieux adapté qu’un autre à un contexte général de lutte pour la vie, a-t-il souligné. Ces modifications ne rendent pas l’espèce meilleure dans l’absolu: l’espèce n’est que mieux adaptée à une situation écologique particulière.»

La paléontologie nous montre par ailleurs que, parmi les survivants des extinctions massives du cambrien, un seul organisme – un cordé, ancêtre des vertébrés – correspond à notre modèle organique. S’il n’avait pas survécu, la vie animale serait différente. Les extinctions sont elles-mêmes le fruit du hasard. Si le météorite qui a provoqué la disparition des dinosaures n’avait pas percuté la Terre, l’espèce humaine n’existerait peut-être pas.

Ce hasard est également transposable aux sociétés humaines. «Si le nez de Cléopâtre avait été plus court, la face du monde aurait été changée», rappelle le professeur dans son volume. «Si Hitler avait péri comme la plupart des soldats de son unité en 1914, le monde serait certainement fort différent de ce qu’il est aujourd’hui.»

Même la science n’évolue pas selon un développement linéaire allant vers un progrès constant. «L’Empire romain, s’appuyant sur la puissance militaire, a détruit la civilisation hellénique fondée sur le savoir scientifique. Il est clair qu’à partir du troisième siècle avant Jésus-Christ beaucoup de choses ont été oubliées», écrit l’auteur. Dans la première moitié de ce siècle, l’astronome Ératosthène aurait par exemple calculé la circonférence de la Terre avec une marge d’erreur de 0,8%.

«C’est nous qui faisons le monde, affirme en définitive le professeur. La question n’est pas de savoir quel monde nous a été donné mais de garder ce monde convenable. C’est une position active.»

Vulgarisateur humaniste

Les scientifiques ne s’adonnent pas tous à la vulgarisation, mais le réputé mathématicien y voit une tâche essentielle. S’il a à son actif de nombreux travaux savants, on lui doit aussi des ouvrages accessibles sur le calcul, le chaos et le hasard. «La vulgarisation est quelque chose que je m’impose par clarification vis-à-vis de moi-même, dit-il. Ça me permet de découvrir ce que je pense. En expliquant sa pensée à soi-même, on fait des découvertes intellectuelles importantes!»

En tant que scientifique, Ivar Ekeland considère même comme un devoir social de transmettre le savoir. «Si l’on ne peut expliquer aux autres ce qu’on fait, ce n’est pas la peine de le faire.»

Mais pourquoi un mathématicien va-t-il jusqu’à se pencher sur des questions existentielles? «Si la science ne répond pas au pourquoi existentiel, elle peut cependant nous dire, par l’exercice de la raison, quel est le propre de l’homme, souligne-t-il. Pour un anthropologue, l’homme est celui qui met de la structure dans le monde; pour un mathématicien, c’est celui qui contemple les vérités éternelles que sont les mathématiques.»

Et en mathématiques appliquées, la même préoccupation humaniste l’anime. «La question reste identique: qu’est-ce que l’humain? Qu’est-ce que la justice? Les mathématiques aident à clarifier et à condenser la pensée. S’il est impossible de mettre sa pensée sous forme mathématique, c’est qu’elle n’est pas claire.»

«Les mots du langage courant sont vagues, poursuit-il. Tout le monde, par exemple, dit chercher la paix, y compris George W. Bush et Ben Laden. En mathématiques, les modèles sont pauvres, mais on sait ce qu’ils renferment; on y perd en polysémie, mais on gagne en précision et l’on peut toujours trouver ce qui ne va pas.»

Plusieurs projets de collaboration mettant à contribution les expertises propres au CRM et au PIMS sont prévus pour les prochaines années avec la perspective d’une année thématique commune en 2008-2009 portant sur les méthodes probabilistes en physique mathématique. De 700 à 800 scientifiques du monde entier seront conviés aux conférences et séminaires prévus pour l’occasion.

Daniel Baril

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