Hebdomadaire d'information
 
Volume 41 - numÉro 6 - 2 octobre 2006
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

Votre passion est-elle obsessive ou harmonieuse?

Geneviève Mageau étudie les deux versants de la planète plaisir

Pour plusieurs, le vélo est une passion.

Julie est complètement emballée par le karaté. Cette activité lui permet de vivre des expériences mémorables, notamment au moment de compétitions nationales. Malheureusement, elle n’a pas accès au gymnase les fins de semaine et elle s’ennuie alors un peu de son sport. Mais elle en profite pour faire de la natation.

Pierre a aussi une passion: les échecs. Il ne peut pas s’en passer. Et il doit gagner. Son humeur et son estime de soi en dépendent. Il imagine très mal sa vie sans cette activité.

Julie et Pierre sont des passionnés de nature bien différente: la première est «harmonieuse» et le second «obsessif». «Il y a une différence majeure entre les deux et nos travaux cherchent à mieux la cerner. Comment une activité, d’abord pratiquée par plaisir, devient-elle une véritable obsession chez certains alors qu’elle demeure saine chez les autres?» se demande Geneviève Mageau, professeure adjointe au Département de psychologie.

Les passions humaines nous intriguent depuis la nuit des temps, rappelle la jeune professeure. Baruch Spinoza, Friedrich Hegel, René Descartes, Jean-Jacques Rousseau, notamment, y ont réfléchi durant une bonne partie de leur vie. Mais ce mot (du latin passio, «souffrance») est utilisé à tous les vents de nos jours, de sorte que son véritable sens s’est un peu perdu en cours de route.

Pour Geneviève Mageau, il existe deux catégories de passionnés. Le passionné obsessif, comme Pierre, perd progressivement le contrôle sur sa vie. Son loisir occupe une place disproportionnée. Pour Julie et ses semblables, en revanche, les activités de loisir sont une expérience positive, renouvelée, qui permettent d’améliorer la concentration, de diminuer l’anxiété et de mieux dormir. Pour les obsessifs, les heures sans l’objet de leur passion sont des heures perdues, alors que les «harmonieux» continuent de savourer les bienfaits de leur activité entre les séances. Les uns se sentent coupables de ne penser qu’à ça, les autres sont inspirés par les bons coups de la veille et imaginent ceux à venir...

Vous avez dit passionné?

Depuis son doctorat en psychologie expérimentale sous la direction de Robert Vallerand, à l’UQAM, de 1998 à 2003, Geneviève Mageau scrute les passions des gens pour tenter d’approfondir la compréhension du phénomène. «Sur le plan expérimental, il y a assez peu de documentation sur ce thème, signale-t-elle. Il faut dire que c’est un domaine assez difficile à aborder avec des sujets de recherche.»

Difficile, mais pas impossible. En 2003, l’équipe de Mme Mageau a distribué à 539 cégépiens un questionnaire dans lequel ils étaient invités à décrire «l’activité qui vous tient le plus à cœur». Du classeur à passions où elle conserve les réponses, elle sort au hasard quelques formulaires dument remplis. Le sport est bien représenté: soccer, football, hockey, baseball, tennis... Les arts figurent aussi en bonne position: untel ne vit que pour le théâtre ou la musique, la danse, le cinéma. Les relations interpersonnelles, enfin, sont le centre d’intérêt d’un bon nombre de jeunes.

À l’aide d’une échelle mise au point par son ancien professeur, Geneviève Mageau a pu évaluer l’intérêt des répondants pour leur activité favorite. Première surprise: peu d’entre eux sont animés par une véritable passion. En réalité, seule une personne sur trois répond aux critères établis: l’activité est «importante», «aimée» et vaut la peine d’y investir «du temps de façon significative». «Une passion, c’est plus qu’un simple loisir, explique-t-elle. Dans le concept de passion, il y a quelque chose de très fort qui définit la personne. Ceux qui jouent de la guitare ou qui font du jogging à temps perdu ne se définiront pas comme des guitaristes ou des joggers.»

À l’autre extrémité de l’échelle, le pianiste qui s’apprête à répéter durant sept heures une sonate de Franz Liszt ou le basketteur qui se lève avant l’aube en vue d’un tournoi entreprennent ces activités sans effort. Pour les non-passionnés, cette discipline spartiate apparait comme de la pure folie.

Actuellement, Geneviève Mageau travaille à une autre étude sur les skieurs professionnels et les musiciens. Cent-quarante-cinq personnes qu’on peut vraiment qualifier de passionnées ont été recrutées pour cette recherche, menée en collaboration avec Julie Charest, de l’UQAM. Trouve-t-on plus d’obsessifs chez les spécialistes? C’est ce que permettra de découvrir cette recherche.

Étudier l’ennui

Il faut souligner que les travaux de Geneviève Mageau laissent volontairement de côté le volet sentimental. «On ne touche pas à l’amour-passion. Trop passager», lance-t-elle en riant. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne croit pas à ce sentiment, qui rime souvent avec débordements.

Geneviève Mageau

De toute façon, les passions amoureuses ont fait l’objet d’une pléthore d’études. En choisissant d’explorer la passion des gens pour leur activité de loisir, elle a entre les mains un sujet potentiellement très riche… et rempli de mystère.

Elle exclut aussi de son champ de recherche le jeu pathologique. «La dépendance au jeu relève de la détresse psychologique, ce qui est bien différent de la passion, même la plus obsessive. C’est pourquoi nous ne l’incluons pas.» Elle reconnait que certains passionnés basculent dans la dépendance, où il n’y a plus trace du moindre plaisir. Mais elle laisse à d’autres chercheurs le soin de s’intéresser à ce point de rupture.

Toutefois, Geneviève Mageau est l’auteure d’une étude qui suscite la plus vive curiosité, portant sur les tâches ennuyeuses. Elle s’est demandé si le fait d’avoir une «charge mentale» (soit d’être habité par une idée) aide à effectuer une tâche répétitive et sans intérêt. Intitulé «Supprimer notre ennui, mais à quel prix?», l’article tiré de sa recherche a été publié en 2000 dans la Revue canadienne des sciences du comportement. Mme Mageau y rapporte une expérience menée auprès de 53 personnes qui devaient, pendant 45 minutes, trier du gravier d’aquarium selon les couleurs. «C’est le travail le plus monotone qu’on a pu trouver», relate-t-elle.

Sorte d’antithèse de la passion, la tâche ennuyeuse est un véritable cauchemar pour la plupart des gens. Qui aime faire la vaisselle, vider les poubelles ou épousseter le haut des armoires? En vertu de ses centres d’intérêt scientifiques, la chercheuse a voulu savoir si les gens qui ont un «contrôle mental» trouvaient moins lassantes que les autres les tâches ingrates.

La réponse est non. Qu’on soit passionné ou pas, laver la vaisselle sera toujours laver la vaisselle. «Les tentatives de suppression de l’ennui sont associées à un ennui plus fort et à une motivation plus faible à la fin de l’expérience, peut-on lire dans la conclusion. Ces résultats indiquent que le contrôle mental est une stratégie peu utile pour transiger avec l’ennui.»

À titre de jeune professeure, Geneviève Mageau a beaucoup de pain sur la planche. Elle a obtenu une réponse positive du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture pour un projet de psychologie expérimentale. Elle avoue que les premières années d’une carrière universitaire sont très exigeantes. Mais c’est une vraie passion. Obsessive ou harmonieuse? Elle sourit timidement. «Harmonieuse. Mais j’avoue que j’ai eu ma période obsessive», concède-t-elle, l’air un peu gêné.

Ah, les chercheurs!

Mathieu-Robert Sauvé

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