Hebdomadaire d'information
 
Volume 41 - numÉro 7 - 10 octobre 2006
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

«Tanné» de la vie à 14 ans!

Les suicides d’adolescents sont des suicides d’émotion, selon Francine Gratton

«Laisse couler la noirceur à l’intérieur de ton âme, tu verras, tu y prendras vite gout et peut-être même plaisir… tout comme moi.»

Marie, suicidée à 15 ans

J’ai bien gros aimé la vie, mais je suis tanné. Fais ce que vous voulez de mais affaires. Je vous laisse. P.S. Je n’ai pas été assassiné, je me suis suicidé.

C’est le message on ne peut plus clair laissé par un jeune de 14 ans qui a décidé d’en finir avec la vie. Au Québec, on compte aujourd’hui près d’une dizaine de suicides par 100 000 personnes chez les adolescents âgés de 15 à 19 ans, une proportion qui a doublé depuis la fin des années 70.

Francine Gratton, professeure et vice-doyenne à la Faculté des sciences infirmières, s’est penchée sur ce phénomène troublant du suicide des adolescents pour en comprendre les motifs. Sa recherche s’inscrit dans la suite de ses travaux sur le suicide chez les 18-30 ans.

«Chaque geste a un sens, dit-elle en citant le sociologue Max Weber. Chez les jeunes adultes, le suicide révèle une remise en question des valeurs et une profonde inquiétude quant à l’avenir. Ils se questionnent sur qui ils sont, sur ce qu’ils veulent devenir et sur les ressources pour y arriver. Ce sont des “suicides d’être”.»

Suicides d’émotion

Mais selon la chercheuse, cela ne correspond pas à ce que vivent les adolescents suicidaires. Pour mieux saisir le sens de leur geste, elle a procédé à une étude qualitative menée auprès des proches de 10 suicidés âgés de 13 à 17 ans afin de reconstituer leur histoire de vie. Au total, 85 personnes, soit les familles immédiates, les amis et les enseignants, ont été rencontrées. Elle a en outre analysé les lettres d’adieu, les journaux intimes, les travaux scolaires, les courriels, les photos et les dessins de ces jeunes ainsi que les rapports des coroners.

Francine Gratton

L’analyse de ce matériel montre que ce qui caractérise les suicides des adolescents est intimement lié aux émotions de la crise identitaire. «À l’adolescence, la capacité d’abstraction est plus grande que dans l’enfance et elle peut entrainer beaucoup de déception, explique Francine Gratton. Les émotions négatives, comme la colère chez les garçons et la tristesse chez les filles, sont très fortes. Le jeune ne se demande pas ce qu’il va faire dans la vie, mais cherche plutôt des façons de se sortir d’une impasse émotive. L’émotion est l’élément dominant; ce ne sont pas des “suicides d’être” mais des “suicides d’émotion”.»

Les adolescents à risque sont à ce point envahis par les émotions négatives que leur sens critique et leur raisonnement en sont faussés. «L’intensité émotive limite ou même inhibe l’accès à des informations ou à des actions qui allègeraient leur charge émotive ou leur permettraient de se distancier de la situation. La stratégie de l’adaptation – le coping – ne fonctionne plus et le suicide apparait comme la seule façon de résoudre la difficulté.»

Fait précipitant

Dans l’échantillon de Mme Gratton, aucun cas de suicide n’était lié à la consommation de drogue ou d’alcool; tous les milieux socioéconomiques étaient touchés, de même que tous les types de familles, que ce soit la famille nucléaire, monoparentale ou recomposée. L’adolescent qui passe à l’acte a toutefois vécu une situation précipitante provoquée soit par son entourage, soit par son propre état intérieur.

Les facteurs extérieurs peuvent être la négligence des parents, le rejet par les pairs ou encore du ressentiment à l’égard d’un proche. «Dans l’un des cas étudiés, un garçon de 13 ans avait accumulé beaucoup de retard dans ses travaux scolaires et il n’a trouvé personne pour l’aider à la dernière minute, raconte Francine Gratton. Des indices nous portent à croire que son suicide était en fait un appel à l’aide qui a mal tourné.»

Parmi les facteurs intérieurs, on trouve les états persistants de tristesse ou de colère. «Une jeune fille, bien entourée par sa famille et réussissant bien à l’école, s’est suicidée parce qu’elle ne pouvait envisager que sa mère reprenne la vie commune avec son père. Les parents trouvaient qu’elle était “née en colère” et avait toujours eu le vague à l’âme», souligne-t-elle.

Certains de ces adolescents semblent très influençables alors que d’autres sont des meneurs et semblent en parfait contrôle de la situation. «L’élément commun est l’intensité de l’émotion négative», précise la chercheuse.

Dans l’ensemble de la population, on compte généralement quatre hommes pour une femme parmi les suicidés. Chez les adolescents, le rapport intersexe serait plus près de quatre garçons pour deux filles. Dans l’échantillon de Mme Gratton, trois garçons et trois filles ont eu recours à la pendaison, deux garçons et une fille ont utilisé une arme à feu et un garçon s’est jeté sous un train.

Prévention

Il n’est pas facile de faire de la prévention du suicide avec les adolescents, reconnait la vice-doyenne. Parce qu’ils s’expriment peu et sont très peu intéressés par la thérapie. De plus, ils sont imprévisibles.

«Il faut également être prudent avec l’expression écrite des émotions négatives, car elle peut devenir un exercice pour se convaincre que le suicide est la bonne solution s’il n’y a personne à l’écoute.» Entourer l’adolescent de ouate pour lui éviter les aléas de la vie n’est pas non plus un moyen préventif.

L’élément clé est plutôt le rapport de confiance que l’adulte doit réussir à établir avec l’adolescent afin que celui-ci puisse livrer ses états d’âme.

Mais l’écoute ne suffit pas toujours. «Dès l’enfance, il faut aider les jeunes à gérer les émotions lorsqu’elles deviennent très intenses en leur faisant trouver des solutions pour se tirer d’une difficulté et en les soutenant dans la réalisation de ces solutions», ajoute Mme Gratton.

La chercheuse prépare la rédaction d’un ouvrage qui viendra compléter ses autres publications sur le sujet, notamment Les suicides d’être de jeunes Québécois (PUQ, 1996) et Suicides d’adolescents : l’école y est partie prenante (paru dans le collectif La prévention du suicide à l’école, PUQ, 2004).

Daniel Baril

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