Hebdomadaire d'information
 
Volume 41 - numÉro 24 - 19 MARS 2007
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

«Il nous manque cruellement un Molière.» dit Claude Hagège

Le célèbre linguiste analyse les mots du mariage dans la législation canadienne

La langue étant en perpétuelle évolution, Claude Hagège se contente de dire, lorsqu’il entend des formes fautives: «Je ne parle pas comme ça.»

Photo: Bernard Lambert.

«Il n’y a de langue de communication que la langue du pays où l’on va et je ne fais jamais de conférences dans une langue autre que celle du pays.» C’est en ces termes que le linguiste Claude Hagège, professeur honoraire du Collège de France, amorçait sa conférence sur «les mots du mariage» au Centre de recherche en droit public (CRDP) le 13 mars.

Ce n’est pas par vantardise que le coloré conférencier s’est présenté de la sorte – il possède une connaissance approfondie d’une cinquantaine de langues –, mais pour souligner qu’il n’est nul besoin, même dans le contexte de la mondialisation, de recourir à l’anglais comme langue de communication.

Ardent défenseur de la survie des langues, il a avoué avoir du mal à garder sa sérénité à ce sujet. Il publiait l’année dernière Combat pour le français: au nom de la diversité des langues et des cultures, où il s’insurge contre le fait que même en France on succombe à l’attrait de l’anglais. Dans la même veine, il faisait paraitre en 2001 Halte à la mort des langues, traduit en quatre langues.

Un langage archaïque
À la demande du CRDP, Claude Hagège a fait une lecture de la loi canadienne sur le mariage en tant que linguiste. Au premier chef, évidemment, apparait la réforme récente autorisant le mariage «entre conjoints de même sexe». Le linguiste s’étonne de cette expression, qui semble à son avis révéler un certain tabou: «Pourquoi ne pas dire “mariage homosexuel”?» a-t-il demandé.

Comparant les versions française et anglaise de la loi, il a par ailleurs mis en relief plusieurs anglicismes dans la version française. Ce serait notamment le cas des verbes «autoriser», «concevoir», «obliger» et «présumer» utilisés sans complément.

Une autre particularité est la suppression fréquente de l’article, comme dans la formule «avec constitution de patrimoine». Selon Claude Hagège, l’absence d’article n’est pas un particularisme québécois, mais une forme archaïque propre au domaine juridique qu’on rencontre également en France. «Cette forme vient d’une époque où l’article n’avait pas encore atteint le statut important qu’il a maintenant, souligne le professeur. Les expressions courantes “j’ai faim”, “j’ai peur”, “j’ai froid”, construites sans article, remontent elles aussi à cette époque.»

Plusieurs autres archaïsmes ont été relevés dans notre législation, dont «ban», «acquêt», «subroger», «grever», «frapper de nullité», «fournir une sûreté», «les ayants droit», «défaut de forme», sans oublier notre incontournable «nonobstant». Leur persistance reflète, au dire du linguiste, le caractère conservateur de la langue juridique, à l’image de celui du droit.

Les mots et les maux du mariage
Délaissant la législation, Claude Hagège a enrichi le vocabulaire de son auditoire en faisant une longue énumération d’expressions métaphoriques, souvent vieillottes ou inconnues ici, relatives au mariage. Plusieurs d’entre elles, comme notre «mariage entre conjoints de même sexe», expriment des tabous.

On parle ainsi de «mariage in extremis» et de «mariage subséquent» pour désigner un mariage célébré après «consommation» ou en cas de grossesse de la mariée; le «mariage sous la cheminée» est celui convenu secrètement entre deux amoureux sans autre formalité légale; le «mariage en détrempe» et le «mariage à la gomine» (de Gomin) sont d’autres expressions pour parler d’un mariage non officiel ou non conforme aux lois. Un mariage entre un aristocrate et une femme de classe inférieure est appelé pour sa part «mariage de la main gauche».

De ces mots du mariage, Claude Hagège est passé aux «maux du mariage» avec une série d’expressions péjoratives pour nommer l’union d’un couple. Le «mariage de garnison», par exemple, est celui d’un officier qui possède une femme dans chaque garnison! Le mariage peut aussi être celui du «bourreau de Paris» qui fournit la corde… Plus morbide encore est le «mariage républicain»: sous ce vocable on ne peut plus digne d’humanisme se cache une horrible mise à mort qui avait cours à Nantes sous la Terreur et qui consistait à ligoter un homme et une femme, nus et étrangers l’un à l’autre, pour les jeter dans la Loire.

Immobilisme et évolution
Le mariage demeurant principalement l’affaire d’un homme et d’une femme, le terme conduit inévitablement à la féminisation des fonctions. Pour Claude Hagège, il n’y a pas de raison morphologique au refus de féminiser les noms de métiers, le français étant riche de nombreuses terminaisons féminines telles «-euse», «-eure», «-trice» ou «-esse». Le Québec lui apparait sur ce point plus progressiste que la France.

À son avis, la résistance vient à la fois d’un certain immobilisme social et du rejet de la féminisation par les femmes elles-mêmes. «Les femmes ont conquis les postes masculins et veulent porter des titres d’homme», observe-t-il. Il y aurait ainsi un aspect féministe dans le refus de la féminisation.

Entre l’immobilisme et la confusion possible de certains mots féminins tels que «maitresse» et «galante», Claude Hagège lance qu’«il nous manque cruellement un Molière» pour mettre la langue française à jour et l’affirmer dans le contexte de la mondialisation.

L’exposé du linguiste nous a par ailleurs fait réaliser que ce n’est pas qu’au Québec que le français éprouve de la difficulté à maintenir la norme linguistique officielle. Il déplore par exemple que le verbe «apporter» soit en voie de disparition en France, étant supplanté par le verbe «amener» même lorsque le complément est un objet. Même constat avec «rentrer», qui déloge «entrer». L’expression très répandue «aller sur Paris», plutôt que «aller à Paris» ou « passer par Paris», qu’on entend surtout ici dans le domaine du voyage aérien, lui parait un emploi horrible.

Mais, en tant que linguiste, Claude Hagège évite autant que faire se peut de juger les emplois différents de la norme. «Les normes d’aujourd’hui sont les fautes d’hier, déclare-t-il. Il était erroné et perçu comme une horreur de dire “je me souviens” au 16e siècle; il fallait dire “il me souvient”, à la forme impersonnelle, le souvenir surgissant de lui-même à la conscience.»

La langue étant une espèce vivante qui évolue, Claude Hagège se contente de dire, lorsqu’il entend des formes fautives: «Je ne parle pas comme ça.»

Daniel Baril

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